C’est la question sur laquelle la Cour de cassation française s’est prononcée le 13 octobre 2021 dans deux décisions, l’une opposant la société Compagnie Méditerranéenne des Cafés (Malongo) aux sociétés Technopool, Facotec[1], et Café Richard et l’autre opposant la société Wolfberger à la famille Albrecht[2].
Cette question n’est pas véritablement nouvelle et, jusqu’à présent, la Cour y avait apporté une réponse positive en admettant qu’une simple demande d’enregistrement pouvait constituer un acte de contrefaçon. La Cour estimait en effet que le dépôt d’une marque contrefaisante portait atteinte au droit exclusif du titulaire de la marque antérieure et, en conséquence, lui causait nécessairement un dommage[3]. Cette conclusion est maintenant remise en cause.
En l’espèce, dans la première décision, la société Malongo était titulaire depuis 2005 de la marque verbale XPOD exploitée pour des produits relatifs au commerce de café. En 2014, la société Technopool déposait la marque semi-figurative ZPOD en France, dans l’Union européenne et à l’international pour désigner des produits identiques et/ou similaires à ceux proposés par la marque XPOD. La filiale de cette société, la société Facotec, avait également pour projet de commercialiser, sous la marque ZPOD, une machine à café auprès de la société Café Richard.
La société Malongo assignait alors en justice ses concurrentes, à la fois en contrefaçon de sa marque XPOD et en annulation des marques ZPOD.
Par une décision du 17 mai 2019, la Cour d’appel de Paris annule effectivement la marque ZPOD en constatant qu’il existait un risque de confusion avec la marque antérieure XPOD, mais déboute la société Malongo de sa demande en contrefaçon. En effet, pour la juridiction, il ne peut y avoir contrefaçon dans la mesure où la marque ZPOD n’avait pas été utilisée avant d’être annulée. La Cour note ainsi que « le dépôt d’une marque annulée, qui est réputée n’avoir pas existé, ne peut à lui seul constituer un acte de contrefaçon ».
La société Malongo forme donc un pourvoi en cassation en s’appuyant sur la jurisprudence antérieure qui admettait que « le dépôt d’une marque, même non suivi de son enregistrement est susceptible, en soi, de constituer un acte d’usage non autorisé d’une marque antérieure et, par là même, un acte de contrefaçon. »[4]
En réponse, la Cour de cassation opère explicitement un revirement de sa jurisprudence, en indiquant qu’« Il y a toutefois lieu de reconsidérer cette interprétation à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). »
En effet, dans l’arrêt Daimler du 3 mars 2016, la CJUE avait jugé que le titulaire d’une marque enregistrée ne pouvait interdire l’usage par un tiers d’un signe similaire à sa marque que si plusieurs conditions cumulatives étaient réunies[5] :
- la marque devait avoir fait l’objet d’une utilisation dans « la vie des affaires » ;
- cet usage devait avoir été fait sans le consentement du titulaire de la marque ;
- pour des produits ou des services identiques ou similaires à ceux pour lesquels la marque avait été enregistrée ; et
- cet usage devait engendrer un risque de confusion dans l’esprit du public portant atteinte à la fonction essentielle de la marque.
La marque ZPOD avait été annulée avant d’avoir pu être exploitée dans « la vie des affaires », et n’a donc jamais servi à désigner de produits ou services commercialisés. Elle ne pouvait par conséquent engendrer un risque de confusion dans l’esprit du public, et, partant, les critères cumulatifs prévus par l’arrêt Daimler n’étaient pas réunis.
Un second arrêt a été rendu par la Cour de cassation le même jour, confirmant sa nouvelle position.
Celui-ci portait sur la société Wolfberger qui avait acheté, en 2012, le fonds de commerce de la société Domaine Lucien Albrecht. Ce fonds de commerce incluait des marques françaises, communautaires et internationales, notamment les marques « Lucien Albrecht » et « Weid » pour désigner des vins et crémants d’Alsace. La famille Albrecht, qui gérait précédemment la société Domaine Lucien Albrecht, avait déposé en 2012 et 2013 plusieurs signes, notamment « Jean Albrecht », « Le Weid de Jean Albrecht » et « Famille Albrecht », pour désigner les mêmes produits. L’Institut national de la propriété industrielle avait refusé d’enregistrer ces signes mais la société Wolfberger avait tout de même assigné les consorts Albrecht pour contrefaçon de ses marques.
Par un arrêt du 3 juillet 2019, la Cour d’appel de Colmar avait rejeté les demandes de la société Wolfberger retenant alors que « la seule demande de dépôt suivie d’un refus d’enregistrement ne peut être constitutive d’acte de contrefaçon ».
La Cour de cassation, décidant sur pourvoi de la société Wolfberger qui soutenait que « le dépôt d’une marque, même non suivi de son enregistrement, est susceptible, en soi, de constituer un acte d’usage non autorisé d’une marque antérieure et, par là même, un acte de contrefaçon », a donc, le 13 octobre 2021, confirmé l’arrêt de la Cour d’appel de Colmar.
Dans ces deux décisions, la Cour de cassation rompt définitivement avec sa jurisprudence antérieure dans une volonté clairement motivée d’uniformiser sa jurisprudence avec la jurisprudence européenne.
Ce revirement illustre également la volonté de la Cour de désengorger les tribunaux en faisant respecter la graduation des actions possibles en matière de marque.
En effet, en amont de la procédure judiciaire, existent des procédures administratives en opposition et en nullité de la marque devant l’Institut national de la propriété industrielle qui sont plus rapides et moins couteuses qu’une action devant les tribunaux.
Enfin, et seulement lorsque la marque litigieuse commence à être exploitée dans la vie des affaires, l’action judiciaire en contrefaçon pourra alors être envisagée.
[1] Com. 13.10.2021, FS+B, n° 19-20.504
[2] Com. 13.10.2021, FS-D, n° 19-20.959
[3] Com. 10.07.2007, n° 05-18.571
[4] Entre autres, Com. 24.05.2016 n°14-17.533
[5] CJUE, 03.03.2016, affaire C-179/15, DAIMLER, point 26