Dans une ordonnance récemment rendue en référé[1], le Tribunal de Milan a accueilli le recours des sociétés Chanel SAS, propriétaire des célèbres marques du même nom et Chanel s.r.l., revendeur exclusif des produits cosmétiques Chanel pour l’Italie à l’encontre de Trilab s.r.l., société italienne de commerce en ligne de produits à destination des coiffeurs. Les sociétés Chanel se plaignaient de la promotion et de la vente illégales de leurs propres produits sur le site Internet de Trilab, en violation des critères prévus dans leur système de distribution sélective, ayant pour conséquence un préjudice pour l’image et le prestige de la marque Chanel, et dénonçaient également la vente de produits altérés car les codes apposés sur les emballages des produits, visant à garantir leur traçabilité, semblaient avoir été falsifiés. Le juge des référés applique l’exception prévue à l’article 5 alinéa 2 du Code de Propriété Industrielle italien (CPI ) selon lequel « les facultés exclusives attribuées par le présent code au titulaire d’un droit de propriété industrielle sont épuisées une fois que les produits protégés par un droit de propriété industrielle ont été commercialisés par le titulaire ou avec son consentement sur le territoire de l’État ou sur le territoire d’un État membre de la Communauté européenne ou de l’Espace économique européen ; Toutefois, cette limitation des pouvoirs du propriétaire ne s’applique pas lorsqu’il existe des motifs légitimes pour lesquels le propriétaire lui-même s’oppose à la poursuite de la commercialisation des produits, notamment lorsque le statut de ceux-ci a été modifié ou altéré après leur mise sur le marché.» Cette décision rappelle l’importance des systèmes de distribution sélective dans la protection de la marque et illustre l’exception des « motifs légitimes » prévue par l’article 5 alinéa 2 du CPI.
- L’IMPORTANCE DE LA DISTRIBUTION SELECTIVE DANS LE SYSTEME DE PROTECTION DE LA MARQUE
En référence au cas d’espèce, le Tribunal relève que le groupe Chanel est reconnu comme un leader du marché dans une pluralité de secteurs de produits de luxe et que la marque homonyme est clairement une marque célèbre[2]. La notoriété ainsi acquise est protégée par le titulaire de la marque également grâce à l’utilisation d’un système de distribution sélective à travers lequel les revendeurs sélectionnés sont tenus d’adopter des techniques de marketing pour générer et maintenir chez les consommateurs une image de luxe et de prestige associée à la marque. Le Tribunal commence par analyser le système de distribution sélective adopté par Chanel pour affirmer que celui-ci est légitime, les clauses des contrats relatives aux standards que les revendeurs autorisés doivent respecter étant toutes licites et destinées uniquement à préserver le prestige de la marque. En particulier, les critères appliqués par Chanel sont cohérents et proportionnels avec les conditions fondamentales déterminées par la jurisprudence européenne concernant les points de vente, la qualification professionnelle du personnel, la disponibilité au sein des points de vente d’un assortiment de produits de marques concurrentes et conformes aux prescriptions du Règlement UE n.330/2010[3]. En effet, la distribution sélective, bien qu’abstraitement de nature à limiter la concurrence sur le marché et sanctionnée par l’art. 101, alinéa 1, du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)[4], qui interdit expressément les accords ayant pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence, est néanmoins considérée comme une méthode de vente légitime et, par conséquent, autorisée sur la base de l’art. 101, paragraphe 3, TFUE[5], à condition (a) qu’elle soit limitée à des typologies particulières de produits, identifiés parmi ceux de haut niveau technique pour lesquels l’acheteur a besoin d’une assistance spécifique dès le moment de l’achat, ou à des produits de luxe et de prestige, afin de protéger les investissements faits par le titulaire ; (b) que les limites à la libre concurrence générées par ce mode de vente n’excèdent pas ce qui est nécessaire et soient établies objectivement, en référence à des paramètres relatifs aux qualités professionnelles du détaillant, cohérents avec l’objectif d’assurer une distribution spécialisée du produit et appliqués d’une manière non discriminatoire à tous les aspirants revendeurs. En ce qui concerne en particulier la distribution sélective de produits par des revendeurs via Internet, le paragraphe 52 des Lignes Directrices de la Commission du 19.05.2010, qui accompagnent le Règlement UE mentionné ci-dessus, précise que chaque revendeur doit être autorisé à commercialiser en ligne via son propre site Web. Ainsi, si d’une part une entrave absolue à la vente en ligne constitue une restriction grave de la concurrence, d’autre part il paraît légitime d’exiger du revendeur le respect de certains standards qualitatifs du site. A ce propos, en l’espèce, le Tribunal observe que Chanel consent la distribution sélective par internet aux seuls revendeurs autorisés qui ont la disponibilité d’au moins trois points de vente physique, et établit une série de critères qualitatifs que le site doit remplir pour protéger le prestige, l’image et la notoriété de la marque et que ces critères sont eux aussi légitimes, parce que destinés à protéger exclusivement le prestige de la marque, en tenant compte des caractéristiques particulières de la vente en ligne. A la lumière de ces éléments, le Tribunal analyse donc le comportement tenu par Trilab afin de vérifier si les modalités de vente du revendeur ne faisant pas partie du système de distribution sélective respectent les standards qualitatifs prévus par ce système. Dans la négative, ces modalités seront considérées comme préjudiciables au prestige et à l’image des produits de luxe et de la marque associée, créant une situation empêchant l’application du principe d’épuisement de la marque visé à l’art. 5 alinéa 1 du CPI, ce qui confèrera à Chanel le droit de s’opposer à de telles ventes, en application de la dérogation prévue par l’alinéa 2 dudit l’article 5 du CPI, tenant au préjudice causé au prestige et à l’image de la marque et à l’altération des produits.
- LES MOTIFS LEGITIMES TENANT AU PREJUDICE CAUSE AU PRESTIGE ET A L’IMAGE DE LA MARQUE ET A L’ALTERATION DES PRODUITS
En l’espèce, les sociétés Chanel ont tout d’abord démontré que la vente des produits par Trilab porte préjudice à l’image, à la qualité et au prestige des produits Chanel, étant donné que les codes d’identification originaux des produits ont été retirés. Le fait que Trilab n’ait pas elle-même altéré les produits n’est pas pertinent, étant donné que ce qui compte, aux fins de la contrefaçon n’est pas seulement l’altération matérielle, mais aussi la commercialisation des produits altérés[6]. Le Tribunal retient donc, comme il l’a déjà fait à plusieurs reprises, que ces conduites, non seulement portent préjudice à la réputation de la marque sur le marché (induisant à croire qu’il s’agit de choix réalisés par le titulaire), mais violent également les dispositions communautaires en matière de cosmétiques prévues pour la protection du consommateur[7]. Ce qui est en fait protégé, c’est en effet l’intérêt du consommateur à avoir la certitude que « le produit de marque qui lui est proposé n’a subi, dans une phase préalable à la distribution, aucune intervention d’un tiers, sans autorisation du titulaire de la marque.[8]». Le Tribunal relève encore que les sociétés Chanel ont également prouvé l’existence d’un autre comportement illicite de la part de Trilab de nature à empêcher ledit épuisement: tel comportement consiste dans l’offre de vente non autorisée, sur le site www.trilab.it, de produits Chanel non conformes aux critères établis. En particulier, malgré les nombreuses mises en demeure qui ont porté à la connaissance de Trilab l’existence d’un réseau de distribution sélective, celle-ci a disposé un espace dédié aux produits Chanel, comme s’il s’agissait d’une « vitrine virtuelle ». Dans le cas d’espèce, la reconnaissance par le Tribunal de la légitimité du système de distribution sélective de la marque Chanel s’accompagne également de la reconnaissance d’une atteinte réelle à l’image de luxe et de prestige découlant des modalités de présentation au public des produits en question par Trilab sur son site Internet, qui combinent leur présentation avec d’autres produits de moindre qualité, notamment dans le domaine capillaire et non dans celui spécifique de la haute parfumerie. En outre, Trilab ne garantit en aucune manière un professionnalisme particulier dans l’utilisation de tels produits, car il n’y a pas de conseils professionnels spécifiques nécessaires à la vente de produits de haute parfumerie. L’ordonnance examinée ici montre donc l’importance d’un réseau de distribution sélective dans la protection de la marque, puisque ce système consent au titulaire de réserver le droit de vendre ses produits à des distributeurs autorisés sur la base de critères que le titulaire a lui-même déterminés. Toutefois, si la mise en place d’un réseau de distribution sélective contribue à préserver les intérêts du titulaire de la marque, encore faut-il que celui-ci parvienne à en prouver la légitimité. De plus, l’ordonnance met en relief le fait que la marque, si elle est utile pour contrôler la commercialisation des produits, se révèle un outil insuffisant lorsque le titulaire ne réussit pas à prouver les « motifs légitimes » qui écartent l’application du principe d’épuisement.
[1] Tribunal de Milan, 22.04.2021, RG n. 4075/2021, Repert. N. 37552021 du 11.05.2021
[2] Tribunal de Milan, 12.01.2016, R.G : n. 55581/2015, in Darts -IP; CA Paris, 17.12.1992, Chanel/Bouton D’Or :“Chanel symbolise le luxe français ; TGI d’Epinal, 25.01. 1991, Chanel/Company Thérèse Chanel
[3] RÈGLEMENT (UE) No 330/2010 DE LA COMMISSION du 20 avril 2010 concernant l’application de l’article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées
[4] Article 101, alinéa 1, TFUE : «Sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur, et notamment ceux qui consistent à:
- fixer de façon directe ou indirecte les prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction,
- limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements,
- répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement,
- appliquer, à l’égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence,
- subordonner la conclusion de contrats à l’acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n’ont pas de lien avec l’objet de ces contrats»
[5] Article 101, alinéa 3, TFUE : « Toutefois, les dispositions du paragraphe 1 peuvent être déclarées inapplicables:
— à tout accord ou catégorie d’accords entre entreprises,
— à toute décision ou catégorie de décisions d’associations d’entreprises et
— à toute pratique concertée ou catégorie de pratiques concertées qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, et sans:
- imposer aux entreprises intéressées des restrictions qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs,
- donner à des entreprises la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause, d’éliminer la concurrence».
[6] Cf. entre autres Tribunal de Milan 07.06.2017, R.G. n. 13923/2017, in Darts-IP.
[7] Règlement (CE) n.1223/2009, article 19.1, lettre c) : «la date jusqu’à laquelle le produit cosmétique, conservé dans des conditions appropriées, continue à remplir sa fonction initiale et reste notamment conforme à l’article 3 (ci-après dénommée «la date de durabilité minimale»). La date elle-même ou l’indication de l’endroit où elle figure sur l’emballage est précédée du symbole figurant à l’annexe VII, point 3 ou de la mention «à utiliser de préférence avant fin». La date de durabilité minimale est clairement mentionnée et se compose, dans l’ordre, soit du mois et de l’année, soit du jour, du mois et de l’année. En cas de besoin, ces mentions sont complétées par l’indication des conditions qui doivent être remplies pour assurer la durabilité indiquée. L’indication de la date de durabilité minimale n’est pas obligatoire pour les produits cosmétiques dont la durabilité minimale excède trente mois. Ces produits portent l’indication de la durée pendant laquelle le produit est sûr après son ouverture et peut être utilisé sans dommages pour le consommateur. Cette information est indiquée, sauf si le concept de durabilité après ouverture n’est pas pertinent, par le symbole figurant à l’annexe VII, point 2, suivi de la durée d’utilisation (exprimée en mois et/ou années) »
[8] CJCE 3.12.1981, Affaire G.1/81, Pfizer c. Eurim-Pharma, point 8